LE SCALP

ÉLÉMENT DE LA LÉGENDE NOIRE AMÉRICAINE

par Mathieu Le Hunsec, historien

Les clichés concernant la prise du scalp ont toujours été nombreux, chez les contemporains comme par la suite. Ces clichés ont oscillé au gré de la pensée du temps : symbole de l’extrême barbarie des seuls Amérindiens dans un premier temps, la scalpation est aujourd’hui considérée par certains comme une pratique importée et développée par les Européens contre les pacifiques Indiens. Cette pratique par son aspect sanglant et spectaculaire a été appréhendée sans connaissance des causes profondes de son application : acte empli de spiritualité et geste guerrier sanglant signalant la bravoure chez les Amérindiens, acte de vengeance et pragmatisme guerrier pour les Européens puis les Américains.

 

L’origine de la pratique.

 

La pratique de la prise de scalp apparaît clairement depuis des temps reculés chez certaines tribus de Natifs Américains, comme en témoignent de nombreuses découvertes archéologiques ou témoignages historiques.

La géographie de ce type de pratique permet de constater que la scalpation n’est pas une spécificité de l’Amérique sauvage. Le Vieux Continent l’a pratiqué. La première mention connue est celle d’Hérodote qui souligne l’existence de la scalpation chez les Scythes en 440 avant notre ère. Il décrit des guerriers emportant en guise de trophée le cuir chevelu arraché à la boîte crânienne de l’ennemi[1]. Cette pratique d’arracher « la peau du crâne avec sa chevelure » est reprise par les Lombards, peuple germanique.

Les Amérindiens pratiquent pourtant ce rituel bien avant l’arrivée des Blancs.

L’archéologie fournit des preuves irréfutables puisque des sites préhistoriques situés le long des fleuves Missouri et Mississipi ont par exemple révélé des crânes portant des marques distinctes et sans ambiguïté de la scalpation. Avant l’introduction du couteau par les Européens, les Indiens se servaient d’une simple pierre taillée pour prendre les scalps.

De plus, les premiers observateurs européens constatent cette pratique. Dès 1520, Francisco de Garay, l’administrateur espagnol de Mexico rapporte avoir vu la prise « de la peau de la tête entière, avec cheveux et barbe ». Jacques Cartier rapporte avoir vu des scalps. D’autres Français, ainsi que des Anglais et des Hollandais témoignent également de cette pratique sur la côte Est. La surprise éprouvée par ces hommes à conduit à la rédaction de nombreux témoignages qui prouvent que la pratique du scalp est antérieure à l’arrivée des Européens.

Le terme « scalp » provient de l’anglais, sa signification devient populaire dès 1676 chez tous les européens, même s’il n’apparaît officiellement pour la première fois en français qu’en 1769[2], remplaçant les circonlocutions telles que « la peau et le cuir chevelu de la tête ».

La pratique étant antérieure à l’arrivée des Blancs, le mot existe chez les Amérindiens. Un prêtre catholique vivant parmi les Hurons en 1623 a appris qu'un onontsira était un trophée de guerre se composant « de la peau de la tête avec ses cheveux ». Les autres peuples possèdent également un mot pour désigner le scalp[3].

La prise de scalp était donc pratiquée lors des guerres tribales avant et durant la présence des Blancs.

 

La prise du scalp dans les guerres tribales.

Les premiers Européens arrivant sur le continent américain constatent que les tribus qu’ils côtoient, tels que les Hurons et les Iroquois, scalpent leurs ennemis. Par exemple, pendant l’hiver 1692, une rencontre entre des Iroquois et des Abenakis aboutie à un duel entre les deux meilleurs guerriers, duel qui évite une effusion de sang qui affaiblirait trop les deux partis en présence. Le duel s’achève par la prise du scalp du vaincu, qui n’est toutefois pas tué. Lors de raids, d’attaques de campement par les Indiens de la côte Est, les témoignages font état de prise de scalp systématiques ou presque.

Cette pratique se poursuit dans le temps et est étendue sur le continent. Par exemple, le Père de Smet témoigne de cette pratique dans les lutte entre Assiniboins, Mandans et Arikaras dans une lettre datée du 10 décembre 1854. Narrant un accrochage entre Assiniboins et Arikaras, il écrit : « à la première décharge des fusils et des flèches, les douze députés assiniboins perdent la vie. Leurs chevelures sont aussitôt enlevées et leurs cadavres horriblement mutilés [4]». Ce missionnaire jésuite relate également, dans des lettres rédigées entre 1853 et 1871, comment les Sioux, les Crows, les Omahas pratiquent également la scalpation qu’il décrit ainsi : « Quand les Sauvages ont tué un ennemi, ils enlèvent au cadavre une partie chevelue de la tête, et souvent la pendent, en guise de trophée, à leur propre coiffure [5]».

Chez les Indiens des Plaines, notamment les Sioux, le fait de scalper n’est cependant pas l’action guerrière la plus valorisée. Le fait de porter un « coup » avec un bâton ou à la main l’était bien plus[6].

Les conflits entre tribus, quasi-permanent, consistaient principalement en raids destinés à s’approprier les ressources de l’adversaires. Une expédition guerrière pouvait se décider sur un coup de tête de guerriers voulant illustrer leur courage, pour assouvir une vengeance qui elle même entraînerait des représailles, ou pour des raisons politiques. Lors de ces conflits, le but n’était pas de tuer, la guerre étant pour beaucoup d’Indiens un jeu, dangereux, à l’exemple des tournois du Moyen Age européen. Les faibles ressources démographiques ne permettaient pas des guerres à outrance, qui ne faisaient d’ailleurs pas partie des traditions guerrières avant l’arrivée des Blancs. Le but principal était la capture de ressources adverses et de compter des coups, pour comptabiliser ses actes de bravoure. Tuer un homme à distance dans une embuscade, malgré l’aspect efficace dans une guerre n’est pas valorisé, cet acte ne demandant aucun courage, aucune bravoure. L’honneur vient de l’audace nécessaire pour un contact direct. Charger un ennemi armé et sans blessure pour lui donner une bourrade de la main et de son « bâton un coup » constitue un haut fait, bien que cela ne mette pas hors de combat l’adversaire.

Un des actes de Sitting Bull reconnu par les siens comme étant une extrême preuve de courage illustre cette pensée de la guerre. Lors de l’été 1872, en pleine bataille contre des soldats américains, le chef sioux descend de cheval, pose ses armes, s’avance calmement vers les lignes ennemis et, arrivé à mi chemin entre les deux adversaires, s’asseoit afin de fumer une pipe, face à des soldats américains faisant feu de toutes leurs armes[7].

 Cependant, la prise de scalp revêt un aspect glorieux symbole d’un exploit personnel que les guerrier recherchent toujours dans la bataille, souvent au détriment de l’efficacité. Le scalp va donc être un moyen pour le guerrier de prouver sa valeur et va à ce titre se retrouver partout. Même les comptines pour enfants valorisent cette pratique. Par exemple, une chanson enfantine intitulée « Souriceau s’en va-t’en guerre » composée par le Sioux Brûlé Lame Deer s’achève par :

« J’ai compté un premier coup, j’ai été frapper Igmu.

Comme scalp je lui ai pris, amis, une de ses moustaches.

Voyez tous : je rapporte les moustaches, les longues moustaches

[d’Igmu

Allons jolies filles : préparze le festin ! [8]»

Cette comptine décrit une expédition guerrière pour voler des chevaux et le retour triomphal du guerrier vainqueur porteur de scalps fraîchement pris.

Le retour au camp de guerriers victorieux rapportant des scalps est ritualisé. Si l’expédition s’est soldé par un échec, le retour se fait de nuit le plus discrètement possible, dans le cas inverse, l’entrée dans le campement se fait en grande pompe.

Les scalps sont auparavant préparés pour être exhibés. Un captif anglais, Thomas Gift écrit dans son journal le 14 septembre 1758 que ses ravisseurs « ont commencé à gratter la chair et le sang des scalps et les ont séché à la chaleur du feu, après quoi ils les ont habillé de plumes et les ont peint, puis les ont attaché à des perches blanches, rouges ou noires »[9]. Cette préparation en vigueur sur la côte Est et dans certains clan des plaines est destinée à mettre en valeur le guerrier victorieux lorsqu’il revient au campement en poussant des cris. Lorsqu’un Sioux rapporte un scalp, il le donne à ses sœurs ou à ses femmes qui chantent sa gloire en dansant et en promenant le trophée en haut d’une perche.

Le scalp ne constitue pas le seul trophée humain. Le Sioux Red Hail rapporte qu’après un raid contre les Crows les guerriers rapportèrent bien des scalps, mais également d’autres trophées macabres : les oreilles d’un guerrier Crow, une main exsangue attachée par le pouce à une tige de bois, et la masse informe d’organes génitaux masculins[10].

            Comme dans toute chose chez les peuples des Plaines, le scalp revêt cependant une valeur particulière. L’importance des rituels qui entourent cette pratique témoigne en effet de sa valeur spirituelle. La prise d’un scalp est ainsi un moyen de s’emparer de la force vitale de l’adversaire. Outre son association à la notion de vengeance, à la marque d’honneur et au signe de victoire, est aussi un symbole de vie aussi bien sur la côte Est que dans les Plaines. Chez les Sioux, scalper est une nécessité rituelle dans un monde où l’on croit que l’esprit de l’homme se trouve dans la chevelure qui en est en quelque sorte l’essence.

Les Iroquois, comme d’autres tribus, croyaient que l’esprit, l’âme, résidait dans le cuir chevelu, car les cheveux continuent de pousser après le décès. Le scalp était pour les guerriers une façon de s’emparer de l’âme des morts, de leur énergie vitale. On allait jusqu’à manger le cerveau des combattants pour s’approprier leur force. C’était aussi pour retrouver une partie des proches, morts au combat et mangés par les ennemis.

Par exemple, pendant l’hiver 1844-1845, un groupe de Snakes anéanti une troupe de guerre menée par Male Crow, le fils de Whirlwind. Craignant la vengeance des Oglalas, les Snakes obtinrent du guerrier qui avait pris le scalp de Male Crow de le ramener à son père, en signe d’offre de paix.

Les rôles variés du scalp se retrouvent dans la terminologie iroquoise :  « soleil », « guerre » et « cheveux » étant intimement liés dans la croyance Iroquoise, ils sont désignés par le même mot. Chez ces hommes de la côte Est le scalp est donc bien en rapport avec la guerre mais aussi avec une dimension plus  spirituelle, qui se retrouve dans les Plaines.

Pour cette raison, des Indiens refusèrent parfois de vendre les scalps pris. Par exemple un chef Cherokee refusa de vendre aux autorités du Maryland les scalp pris par ses guerriers sachant que ces scalps seraient détruit. Le scalp peut cependant être donné ou échangé, la chevelure étant « le plus grand présent que le sauvage puisse faire [11]».

L’importance accordée au scalp se retrouve également par leur présence sur les boucliers-medecine. Les chevelures prises accroissent le pouvoir protecteur de ces boucliers servant d’amulette protectrice lors des combats.

Enfin, le retour victorieux des guerriers aux camp s’accompagne d’une danse rituelle. Plusieurs description de la « danse du scalp » ont été donné. George Catlin dans un recueil de lettres et de notes publié en 1844 décrit cette danse qu’il a observé chez les Sioux :

La danse du scalp est une célébration de victoire qui se déroule à la lueur des torches. Quand un parti de guerre revient d’une expédition avec les scalps d’ennemis, t les guerriers victorieux dansent généralement avec leurs trophées durant quinze nuits consécutives pendant lesquelles ils se glorifient de leur courage dans la bataille. De jeunes femmes sont choisies pour se tenir au centre du cercle des danseurs et exhiber les scalps pris récemment tandis que les guerriers formant le cercle brandissent leurs armes, poussent des cris effrayant, tous sautant sur leurs deux pieds simultanément en maniant leurs armes comme s’ils étaient en train de se tailler en pièce. Tout en effectuant ces bonds frénétiques, en poussant ces cris, en donnant ces coups, chaque hommes déforme son visage, s’élance le regard furieux, fait claquer ses dents comme s’il était au plus fort du combat

Catlin précise qu’aucune description qui pourra être écrite ne pourra transmettre plus qu’un faible aperçu de l’effet effrayant de ces scènes se déroulant à la lueur des torches. Il conclue sa description en mettant en lumière les deux rôles de la prise de scalps et des danses qui s’ensuivent. La première est l’exhibition en public des trophées pris sur l’ennemi afin de gagner en notoriété et de se couvrir de gloire. La seconde est d’ordre spirituelle, les guerriers ayant une approche superstitieuse de l’esprit des ennemis tués.

 

 

La prise de scalp dans l’Amérique anglo-française et sur la Frontière

En Amérique même, cette pratique d’abord considérée comme barbare par les Européens est vite adoptée.

Un soldat français, dans ces mémoires, décrit l’acte : « Quand un parti guerrier a capturé un ou plusieurs prisonniers qui ne peuvent être emmenés, c’est la coutume habituelle de les tuer en leur cassant la tête  à coups de tomahawk. Après avoir donné deux ou trois coups, le sauvage saisit rapidement son couteau et pratique une incision autour des cheveux depuis la partie supérieure du front jusqu’au cou. Puis il place ses pieds sur les épaules de la victime, à laquelle il a tourné la face contre terre, et enlève les cheveux avec ses deux mains, de la nuque jusqu’au front. Cette opération rapide n’est pas achevée que le sauvage attache le scalp à sa ceinture. […] Il prend le scalp rapidement, lance le cri de mort et s’enfuit rapidement. Les sauvages annoncent aussi leur valeur par un cri de mort, quand ils ont pris un scalp [12]».

La vision de cette pratique répandue et ritualisée chez les Amérindiens est ambiguë chez les Européens. Dans les années 1750, ce même soldat français pouvait écrire : « que cette horrible coutume était pratiquée par les sauvages seuls, cela provient de leur propre barbarie, il semble n’avoir jamais existé dans une autre nation, pas même parmi les nations, qui, comme eux, n’ont jamais reçu la moindre idée d’une vie civilisée [13] ».

Pourtant le même homme constate que les Européens poussent à la pratique de la scalpation, soulignant que « les Français et les Anglais étaient habitués à payer pour les scalps, la quantité de marchandises commerciales équivalente à trente francs […]. Leur but était d’encourager les sauvages à prendre autant de scalps qu’ils pouvaient, et de connaître le nombre d'ennemis tués ».

Le scalp permet pour les Européens d’établir un contrôle des pertes adverses et de constater l’efficacité de leurs alliés autochtones, tout en les incitant à combattre plus durement. Cette pratique se retrouve sur d’autres continents, comme en Afrique ou les colons européens pouvaient demander de rapporter une partie du corps de chaque « ennemi ». La Commission d'Enquête internationale dépêchée au Congo Belge en 1904 et 1905, a reconnu que des soldats noirs, dans des régions bien délimitées, avaient reçu pour consigne de couper les mains des indigènes qu'ils avaient tués afin de prouver qu'ils avaient fait bon usage des cartouches qu'on leur avait distribuées, comme preuve que des combats avaient eu lieu.

En Amérique, les Européens vont offrir des primes qui vont conduire à l’émergence de groupes s’adonnant à la chasse aux scalps.

Les Français commencent à offrir une prime pour les scalps ennemis dès la fin du XVIIème siècle. De 1692 à 1760 (et non pas 1688), les autorités françaises offrent de façon intermittente des récompenses en marchandises ou des primes, à hauteur de 30 livres, aux guerriers autochtones apportant des chevelures ennemis. L’intermittence se retrouve par exemple lors de la guerre de Succession d’Espagne, les Abenakis se plaignent alors au gouverneur de la Nouvelle-France de n’avoir aucun bénéfice à faire la guerre, les scalps n’étant plus rétribués. Le gouverneur les avaient cependant prévenu au début de la guerre qu’il ne paierait pas les chevelures, trouvant cette pratique « trop inhumaine », il leur promit toutefois des munitions supplémentaires en dédommagement[14]. Le gouverneur de Verneuil semble être revenu sur sa décision puisque des documents anglais font état de primes dans le camp français en 1709. Même en l’absence de primes, les alliés des Français continuent à prendre des scalps, comme ils le pratiquaient auparavant. Cependant, les primes sont un des moyens les plus efficaces d’assurer la présence coloniale française en encourageant les alliés Amérindiens à combattre à leur côté[15], afin de combler le manque de soldats et de colons Français sur le Nouveau Continent, bien moins nombreux que les Anglais. La prime peut être ici considérée comme un type de paiement parmi d’autres visant à s’assurer le soutien des tribus autochtones dans la lutte contre les Anglais et leurs alliés. Les Français sont persuadés que les attaques réitérés de leurs alliés seront trop lourdes pour les colons anglais qui préféreront établir une paix durable.

Les Français offrent des sommes inférieures aux primes anglaises, préférant racheter les hommes détenus en captivités chez les tribus ennemies. De janvier à septembre 1748, les autorités françaises versent 826 livres pour des scalps contre 9 109 livres pour le rachat de prisonniers anglais qui serviront ensuite de monnaie d’échange. Le Père Pierre Joseph Roubaud, missionnaire des Abenakis à Saint-Francis, obtient par ce biais la libération d’un enfant captif des Hurons[16].

Les autres États colonisateurs, Hollande et Angleterre, recourent également aux primes. Dès 1637, la colonie anglaise du Connecticut offre des primes pour des têtes entières d’Indiens Pequots. En 1675, les autorités de la Nouvelle-Angleterre offrent aux Narragansetts et aux colons blancs des sommes d’argent contre des scalps. Contrairement aux Français, les Anglais versent des primes consistant en une somme en numéraire qui va être systématiquement versée durant toute la période.

Scalper devient une habitude, par désir de vengeance, par haine de l’autre ou par l’appât du gain. En 1697, Hannah Dustin, fermière du Massachusetts est enlevée par un groupe d’Abnakis avec l’enfant qu’elle vient de mettre au monde et la nurse. Gênés par les cris du bébé, les Abnakis, alliés des Français, tuent l’enfant et gardent les deux femmes durant un mois de captivité, jusqu’à ce qu’un soir Hannah Dustin tue à l’aide d’une machette ses gardiens, avant de les scalper. Les deux femmes rejoignent leur ville où elles perçoivent 25 livres sterling pour prix des trophées.

La pratique paraît habituelle et est institutionnalisée, ce qui n’est pas le cas chez les Français, chez qui l’offre de paiement pour les scalps est à la discrétion du gouverneur. Dans les colonies anglaises, les primes sont promulguées en bonnes et dues formes par les assemblées législatives qui publient des scalp act ou scalp law. Destinés à détruire les dangereux et sauvages autochtones et non pas les colons européens. Par exemple, avant même la déclaration de guerre, le 12 juin 1755, le gouverneur du Massachusetts, William Shirley met à prix les scalps des Indiens : 40 livres pour le scalp d’un homme, 20 pour celui d’une femme[17].  

L’année suivante, les autorités anglaises mettent en œuvre le british scalp proclamation. Un des objectifs de cette proclamation est de supprimer la menace que représentent les Indiens vivant dans les territoires dont les Acadiens viennent d’être expulsés, l’année précédente.

Dans la région du Cap de Sable, comme en d'autres endroits de la Nouvelle-Écosse, se trouvent en effet de nombreux Indiens ou métis, donnant souvent aux Acadiens fugitifs les moyens de se cacher dans les bois. Leur présence inspire suffisamment de craintes aux colons anglais pour les empêcher de prendre possession des terres ayant appartenues aux Acadiens expulsés. Lawrence décide de s'en débarrasser en mettant leurs têtes à prix. Le 14 mai 1756, il édicte l'ordonnance suivante : « Par la présente, nous promettons récompense de 30 livres pour tout scalp d'Indien mâle et de 25 livres pour toute femme ou enfant indien amenés vivants ».

Les sommes fixent à 30 livres dans les colonies françaises varient du côté anglais, selon l’identité de celui qui a levé le scalp (soldat, milicien, allié), l’âge et le sexe de la victime

Les exemples pourraient être multipliés, les gouverneurs du Nouveau Monde usent fréquemment de prime pour accélérer la lutte contre les ennemis européens et la disparition des populations gênantes. Dans la colonie du Massachusetts, le gouverneur Joseph Dudley se plaint d’un manque de motivation des Européens à « nettoyer le pays de la vermine indigène, sauvage et cruelle, impossibles à convertir à nos mœurs cultivées et chrétiennes, obstacle à l’industrie humaine ». Inspiré par les mesures prises en Angleterre pour lutter contre les chiens errants, il promulgue, une prime pour tout Indien tué, les scalps servent de justificatifs, sauf pour les nourrissons, la difficulté à les scalper impose de demander la main gauche comme preuve : même dans l’horreur le pragmatisme l’emporte. Pour un guerrier tué, la prime équivaut à une semaine de salaire d’un journalier.

Les alliés amérindiens ne sont pas les seuls à bénéficier des primes, l’état de la dépense qui a été faite qui a été faite à Québec à l’occasion de la guerre pendant les années 1846 et 1847 rapporte que les primes sont versées aux « sauvages chrétiens » et aux « sauvages alliés ».

L’importance de ces primes attirent donc des chasseurs de scalps aussi bien européens que Amérindiens et conduit à des fraudes. Des chasseurs de scalps préparent de la peau de cheval afin de leur donner l’apparence de scalps, en conséquence de quoi Anglais et Français se livrent à des inspections soigneuses des scalps et finissent par ne plus offrir que des sommes dérisoires sous forme de cadeaux.

Les Indiens savent également faire plusieurs  scalps à partir d’un seul. Louis Antoine de Bougainville, aide de camp du Marquis de Montcalm, porte dans son journal sous la date du 24 juillet 1757, que « Les Indiens ont rapporté 32 scalps ; ils savent en faire deux ou même trois à partir d’un seul[18] ».

L’utilisation des primes pose également un autre problème souligné par Edmund Atkins, Superintendant des affaires indiennes pour les colonies du sud dans une lettre au gouverneur du Maryland, Horatio Sharpe le 30 juin 1757. Il explique que des Indiens poussent à l’extrême la recherche de scalps. Il donne pour exemple le cas d’un Chicasaw, donc allié des Anglais, tué par des Cherokees. Un Creek connaît le même sort, tué uniquement pour son scalp. Ces déviances mettent en péril les alliances des Anglais avec les tribus de la côte est[19].

Les principaux chefs militaires anglais et français désapprouve la scalpation. Atkins signale que Lord Loudoun déteste cette pratique, tout comme le général français Montcalm. Le général anglais James Wolfe lors de sa campagne en 1759 contre Québec interdit « la pratique inhumaine du scalp sauf quand les ennemis sont des Indiens ou des Canadiens habillés comme des Indiens[20] ».

Cette interdiction et les témoignages confirme la pratique de la scalpation entre les Européens. Après 1755, en Nouvelle Ecosse, il est arrivé que des soldats anglais confondent volontiers têtes d'Indiens et têtes d'Acadiens. Juridiquement il ne devait plus rester d'Acadiens en Nouvelle-Écosse, leur proscription ayant été décrété officiellement et leur déportation dûment exécutée. Un groupe de soldats anglais, ayant surpris quatre fugitifs acadiens au bord d'une rivière, les officiers tournèrent le dos, a écrit en 1758 le révérend Hughes Graham au Dr Andrew Browne, tous deux ministres protestants, et les Acadiens furent immédiatement tués et scalpés. Un jour, poursuit le révérend Graham, une autre compagnie de ces rangers apporta 25 scalps, les donnant comme indiens. L'officier qui commandant le fort, le colonel Wilmot, ordonna que la prime leur fut payée. Le capitaine Huston, alors chargé de la caisse, s'y objecta violemment et déclara que de pareils procédés étaient contraires à la lettre et à l'esprit de la loi.

            Les Blancs poussent ainsi leurs alliés à la scalpation et s’y livre également. De leur côté, les Indiens n’ont guère besoin d’être encouragés dans cette voie. Par exemple, sur ce territoire de la Nouvelle Écosse cette même année 1756 a vue une succession d’attaque : en avril ou mai, lors d’une fête organisée dans les bois hors du Fort Monckton (Fort Gasperaux) à Baie Verte est attaquée par les Indiens, « neuf des participants sont scalpés ». En mai, quatre personnes (dont un enfant de deux ans) sont tuées et scalpées dans les environs de Lunenburg. Enfin en août, les Indiens attaquent deux fermes, tous les habitants sont tués.

La pratique de la scalpation constatée, encouragée et pratiquée par les Français et les Anglais sur la côte Est au XVIIIème siècle se retrouve également après l’Indépendance sur la Frontière qui se déplace vers l’ouest. En effet, après l’Indépendance, la disparition des Indiens de l’Est, le rachat de la Louisiane à la France, les jeunes États-unis partent à la conquête du continent repoussant plus à l’ouest son avancée. La jeune nation américaine dans son extension géographique va se retrouver confrontée à la scalpation sur la Frontière, les Indiens des plaines se livrant à cette pratique lors des guerres tribales ou lors des conflits contre les Blancs.

Dans cette avancée les États-unis vont entrer en contact avec les peuples qui pratiquaient la scalpation lors de leurs conflits antérieurs à l’arrivée des Blancs. Ils vont ainsi perpétuer cette pratique sur les colons et soldats blancs lors des nombreux accrochages et batailles qui émaillent la conquête de l’Ouest.

De nombreux colons et soldats subissent le sort annoncé par le chef des Cheyennes du Sud, Roman Nose, qui déclare : « Si les Visages pâles s’avancent encore sur nos terres, les scalps […] seront dans les wigwams des Cheyennes ».

De leur côté, les Américains recourent également à cette pratique comme leur prédécesseurs Français et Anglais. A l’exemple des Anglais, des primes sont instituées pour supprimer les tribus qui entravent la marche vers l’Ouest, conduisant à la création de véritables bandes de chasseurs de scalp.

Au Mexique, des provinces offrent des récompenses en échange des scalps apaches et comanches, par intermittence entre 1835 et 1880. Ne pouvant plus protéger ses citoyens, le gouvernement mexicain fait ainsi appel à des armées privées payées en fonction des scalps ramenés. La Sonora est le premier État à payer, par le biais de primes établies à 100 pesos pour la chevelure d’un guerrier. L’État de Chihuahua offre à son tour des primes fixée à 100 dollars pour un guerriers, 50 pour une femme, 25 pour un enfant de moins de 14 ans. La somme est augmentée à 200 dollars en 1847 après de nouvelles attaques indiennes. Ces sommes sont suffisamment attrayantes pour pousser des hommes à traquer les Indiens et à conduire à la création d’une véritable industrie qui culmine au milieu du XIXème siècle. De nombreux Texans notamment sont attirés par les primes et se lancent dans la chasse au scalps. Cette chasse aux scalps d’Apaches et de Comanches étant fort dangereuses, certains limitent les risques en se retournant contre de simples peones et des indiens pacifiques comme les Pimas ou les Yumas sont victimes des chasseurs de scalps. Ceux-ci n’hésitant pas à abattre des hommes pour s’approprier leur chevelure comme cela se produisait sur la côte Est un siècle auparavant. Des chef indiens, en représailles, offrent également des récompenses pour les scalps de Mexicains et d’Américains.

Après la guerre de Sécession, des primes de cinq dollars sont également accordées sur le territoire américain pour toute chevelure d’indien.

Le scalp conserve également son sanglant aspect vengeur. A Sand Creek au plus fort  de l’attaque du camp des Cheyenne de Black Kettle, le colonel John Chivington hurle à un soldat : « ce sont des scalps que nous sommes venus chercher ! Il me tarde d’aller patauger dans le sang ».  La recommandation est mise en application puisqu'aucun prisonnier n’est fait et le lieutenant James D. Carson dit ne pas avoir « vu un seul corps d’un homme, femme ou enfant qui n’était pas scalpé ».

Le scalp va devenir un symbole de la conquête de l’Ouest. Par exemple, William Bill Cody, dit Buffalo Bill, va utiliser l’imaginaire qu’inspire le scalp, notamment pendant l’époque du Buffalo Bill Combination, entre 1872 et 1882, lorsqu’il partage sa vie entre la carrière de scout en été et celle d’acteur l’hiver. En juin 1876, par exemple, il écourte ses représentations pour se mettre au service du major général W. Merritt confronté à un nouveau soulèvement indien. Cody a l'occasion d'abattre le chef cheyenne Yellow Hair (ou Yellow Hand, par erreur de transcription), dont il prélève le scalp qu'il arbore sur scène l'hiver suivant comme preuve à l'appui de son répertoire (The Red Right Hand, or Buffalo Bill's First Scalp for Custer).

            La prise de scalp comme acte de vengeance et l’encouragement politique à cette pratique par le biais de primes dans le but de régler le problème indien se retrouvent donc au XIXème siècle, comme auparavant dans l’Amérique anglo-française.

Aspect anecdotique, la prise de scalp n’est pas toujours synonyme de mort. De nombreux exemples dont les journaux se faisaient écho, émaillent l’histoire américaine. Un article de la gazette de New-York du 30 juin 1759 témoigne du retour du territoire indien de quatre hommes scalpés et laissés pour morts[21]. Dans un article de son journal du 12 avril 1761, le frère de Sir William Johnson, Warren, déclare qu’il « existe beaucoup d’exemples d’hommes et de femmes qui se rétablissent après avoir été scalpés [22]». La progression des Blancs vers l’ouest s’accompagne de nouveaux exemples, notamment le cas de Robert McGee, scalpé en 1864 par le chef Sioux Petite tortue.

 

 

Une idée reçue : le scalp comme spécificité des Indiens des Plaines.

 

            La prise de scalp n’est donc pas l’apanage des Sioux. Cette pratique, dont l’appelation vient du Vieux continent, à été pratiquée par les tribus de l’Est qui furent les premières en contact avec les Français et les Anglais dans un premier temps, avec les Américains ensuite. Durant toute la durée de leur cohabitation avec les Natifs, les Blancs ont également encouragé et pratiqué la scalpation. Ils l’ont même institutionnalisé par le biais de lois établissant le montant des primes allouées pour les scalps pris.

Si chez les Blancs le scalp est un moyen pragmatique de mesurer les pertes parmi les forces adverses et d’encourager leur destruction, chez les Indiens il revêt des aspects différents. D’une part il est symptomatique des guerres tribales dans lesquelles les guerriers cherchent à s’arroger un maximum de prestige notamment en rapportant au campement des trophées prouvant leur bravoure. D’autre part, cette pratique revêt une dimension spirituelle, révélatrice des croyances profondes des Amérindiens. Le guerrier, par l'action de scalper, prend une partie du corps de son ennemi et se l'approprie. Par cette même action, il réalise une appropriation symbolique car cette pratique s'inscrit dans le cadre d'un rituel qui lui confère une valeur.

De leur côté, en représentant le scalp comme un objet barbare et comme une preuve de la sauvagerie de ceux qui le pratiquent, les auteurs européens réalisent une autre appropriation de l'objet par le discours. De plus, en achetant des scalps à leurs alliés amérindiens comme preuve matérielle du meurtre d'un ennemi, les Européens s'approprient l'objet en le payant et lui confèrent alors une valeur monétaire. Finalement, en le pratiquant à leur tour, ainsi qu'en conservant ces objets, ils réalisent une autre forme d'appropriation qui est, quant à elle, culturelle[23].

            Le scalp fait désormais partie de la légende noire de l’Amérique et reste un thème présent, même dans la législation. La loi fixant la récompense offerte aux chasseurs de primes pour un scalp d’indien Micmac était toujours en application en 2000 et devait être abrogé par les autorité de Nouvelle-écosse, au Canada[24] !

Mathieu Le Hunsec, historien

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Notes

[1] HERODOTE, IV-64

[2] SMITH (W.), Relation historique de l’expédition contre les Indiens de l’Ohio en 1764, Amsterdam, Chez Marc-Michel Rey, 1769.

[3] AXTELL (J.), American Magazine Heritage, Vol. 28, 1977.

[4] De SMET (R. P.), « Lettre 14 au directeur des Précis Historiques à Bruxelles, Histoire d’un chef Assiniboin », in Précis historique, Bruxelles, 1855.

[5] De SMET (R. P.), « Lettre 79 au directeur des Précis Historiques à Bruxelles, Révolte des sauvages Sioux », in Précis historique, Bruxelles, 1867.

[6]  GRINNELL (G. B.), "Coup and Scalp among the Plains Indians," American Anthropologist, n°12, 1910, p. 296-310.

[7] VESTAL (S.), Sitting Bull, Editions du Rocher, 1992, p.178-179.

[8] ERDOES (R.), ORTIZ (A.), L’Oiseau-Tonnerre et autres histoires, Mythes et légendes des Indiens d’Amérique du Nord, Paris, Albin Michel, 1995, p. 252.

[9] "Thomas Gist's Indian Captivity, 1758-1759", Editions Howard H. Peckham, Pennsylvania Magazine of History and Biography, n° 80 (1956), p. 294.

[10] VESTAL (S.), Sitting Bull, Editions du Rocher, 1992, p.57.

[11] BACQUEVILLE DE LA POTERIE, Voyage de l’Amérique, III, p. 129.

[12] J. C. B., Travels in New France by J. C. B., Editions Sylvester K. Stevens, 1941, p. 67.

[13] J. C. B., Travels in New France by J. C. B., Editions Sylvester K. Stevens, 1941, p. 68.

[14] Paroles des Abenakis et de De Verneuil, 14 septembre 1706, Coll. Man., II, p. 457-459.

[15] LOZIER (J.-F.), « Lever des chevelures en Nouvelle-France, la politique française du paiement des scalps », in Revue Historique de l’Amérique Française, Vol. 56, n°4, printemps 2003.

[16] Jesuit Relations and Allied Documents, Vol. 70, Cleveland, Editions Burrows Brothers Co., 1900, p. 185-193.

[17] SEVERANCE (F.H.), An Old Frontier of France, Vol. 2, New York, Editions Dodd, Mead and Company, 1917, p. 216.

[18] HAMILTON (E. P.), Adventure in the Wilderness; The American Journals of Louis Antoine de Bougainville, 1756-1760, Norman, Editions Oklahoma University Press, 1964, p. 142.

[19] Pennsylvania Archives, Vol. 3, Philadelphia, Editions Joseph Severns & Co., 1853, p.199.

[20] General Orders in Wolfe's Army during the Expedition Up the River St. Lawrence, 1759, Quebec, Literary & Historical Society of Quebec, 1875, p. 29.

[21] Weyman's New York Gazette, 30 July 1759, p. 4.

[22] Johnson Papers, vol. 13, p. 209-210.

[23] Recherche amérindienne au Québec, Vol. 35, n°2, 2 005.

[24] Courrier International, 27 avril 2000..